La chevelure de Bérénice

Commandée par Radio France et dédiée à ses enfants Éloi et Iris, La Chevelure de Bérénice (2007) de Dominique Lemaître est une partition pour soprano et grand orchestre qui fait suite à d’autres opus où la voix est reine (Orante – 1995, La Ghirlandata – 1998 et surtout Les Ailes de l’augure – 2005). Allant croissant dans l’ordre lyrico-dramatique, toutes ces œuvres préfigurent – à n’en point douter – un opéra à venir.

Mais comme les formes concertantes de Dominique Lemaître (Hypérion – 1997, Altius – 1999 – Huit à l’infini – 2001, Resonare fibris – 2005…) ne se présentent pas comme de véritables concertos, ces pièces d’obédience opératique ne se profilent pas comme de réels opéras, au sens classique de la représentation circonstanciée. Ainsi, dans La Chevelure de Bérénice, aucune volonté de dialogue classique (rapport chant / orchestre) ne préexiste. Au sein d’une abstraction lyrique, le compositeur aime plutôt privilégier les jeux d’influence énergétique ou les protocoles d’échange dynamique. Si la partition débute par un virtuel « lever de rideau » ignorant jusqu’à la présence sopraniste, elle insère à terme un lent choral en valeurs longues rappelant à certains égards le discours violoncellistique concertant d’Hozizons réflexes (2006).

Si quelques fantômes planent ici et là – hommages (in)volontaires à Scelsi et à Ligeti ? – la griffe du compositeur s’entend dès les premières mesures. Au cœur de la partition, afin d’animer naturellement la fresque colorée (« un paysage étrange et lumineux » selon le compositeur), la voix utilise – comme souvent chez Lemaître – des phonèmes à connotation non sémantique. Alors que le pupitre des bois est voué aux prouesses véloces, les cordes sont divisées (répartition par qualités de timbres) avec une extrême minutie et les tutti (incluant cuivres et percussions) exultent de force tonitruante… Influencé par les échos des grands phénomènes naturels, mais aussi par les légendes mythiques d’antan, Dominique Lemaître aime affleurer la sensibilité de l’auditeur et non pas simplement faire appel à des mécanismes foncièrement intellectuels.

Alliant charges et décharges fulminatoires, la pâte orchestrale montre la synthèse mature d’un musicien au sommet de son art. En ce sens, nourrie d’un besoin assumé de lyrisme et d’un sens efficacement aigu de l’orchestration cher à l’école française, La Chevelure de Bérénice semble être la pièce révélatrice du style lemaîtrien des années 2000. Grâce à une palette d’artifices contrastés (groupes fusées, toupies sonores, mélodies de timbres, polyphonies complexes, scintillements cristallins des alliages instrumentaux, solo de violon…), l’artiste tente de créer, en neuf sections enchaînées, « de la couleur et de la lumière »… Cette dialectique en rapport avec la phénoménologie à la fois nocturne et luminescente provient du stimulus provoqué par le titre.

En effet, sans vouloir illustrer le genre romantique du poème symphonique (qui donnerait un programme à suivre, en quelque sorte), La Chevelure de Bérénice s’adosse à la symbolique d’une grande leçon de sagesse. Voici l’histoire contée par le compositeur même :

« La chevelure de Bérénice est une constellation dont le nom prend son origine dans une légende. Une légende qui, c’est assez rare, met en scène de véritables personnages historiques en l’occurrence la reine Bérénice II d’Égypte, femme de Ptolémée III, le roi qui a fait d’Alexandrie un important centre culturel.

Vers 243 avant J.C., le roi entreprit une expédition périlleuse contre les Assyriens, accusés d’avoir assassiné sa sœur. Devant les périls de cette expédition, et craignant pour la vie de son mari, la reine Bérénice se rendit au temple d’Aphrodite pour lui faire la promesse solennelle de sacrifier ses longs cheveux, dont elle était très fière, si le roi son mari rentrait sain et sauf de la guerre. Quand Ptolémée revint vivant quelques semaines plus tard, Bérénice coupa ses cheveux et les déposa en offrande au temple de la déesse, selon son engagement. Dans la nuit suivante, la chevelure disparut mystérieusement.

Ptolémée entra dans une rage folle, fit fermer les portes de la ville pour la faire fouiller de fond en comble, mais sans résultat aucun. Pour apaiser le roi et la reine outragés (et pour sauver la vie des prêtres du temple), l’astronome de la cour, Conon de Samos, annonça que l’offrande avait tellement plu à la déesse qu’elle l’avait placée dans les cieux. Pour « preuve », il montra au couple royal un amas d’étoiles, qui était appelé à cette époque La Queue du Lion mais qui est maintenant nommé La Chevelure de Bérénice ».

Pierre Albert Castanet

Nomenclature

soprano et grand orchestre (3333, 4331, timb., 3 perc., hpe, cordes (76546))