Ivan Wyschnegradsky naît le 4 mai 1893 dans une famille de la haute société de Saint-Pétersbourg. Après avoir commencé la musique avec son père, lui-même compositeur – et financier de profession –, Wyschnegradsky suit des études d’harmonie, d’orchestration et de composition avec Nicolas Sokolov, professeur au conservatoire de Saint-Pétersbourg. Parallèlement à la musique, il fait des études de droit. Sa mère, poète, soutient ses aspirations artistiques : il s’intéresse à la littérature, au dessin, aux mathématiques, se passionne pour la philosophie et les pensées d’Extrême-Orient.
Dès 1914, les œuvres du jeune Ivan Wyschnegradsky sont créées au théâtre du palais de Pavlovsk (Saint-Pétersbourg) sous la direction de Varlich, Aslanov et Malko. Marqué par la mort prématurée de Scriabine en 1915, Wyschnegradsky traverse une expérience spirituelle qui accompagne l’écriture de La Journée de l’Existence (1916-1917), tout d’abord intitulée La Journée de Brahmâ. Parallèlement, de nombreux écrits – réflexions philosophiques, théories musicales et esquisses d’instruments viennent nourrir l’écriture de cette œuvre fondatrice pour récitant, grand orchestre et chœur mixte, et annoncent les prémisses du projet de la pansonorité qui animera l’œuvre entière du compositeur. Dès 1918, Wyschnegradsky conçoit un premier projet de synthèse ultrachromatique utilisant des intervalles plus petits que le demi-ton, soit les 1/3, 1/4, 1/6e et 1/12e de ton. Il décide de disposer deux pianos en angle droit et de les accorder à distance d’un quart de ton. Il établit un premier projet de notation allant du 1/4 au 1/12e de ton et écrit Chant douloureux et Étude (1918) pour violon et piano – le violon jouant des 1/3, 1/4, 1/6e et 1/8e de ton. Les premières conceptions musicales et esthétiques de Wyschnegradsky, contemporaines des mouvements symbolistes, futuristes et constructivistes actifs dans la Russie du début du siècle, sont accueillies par Nicolas Strelnikov dans La Vie de l’art (Saint-Pétersbourg, 1919) comme « la musique du futur ».
En 1920, Wyschnegradsky quitte la Russie et s’installe à Paris avec le projet de réaliser un piano en 1/4 de ton. Un premier piano à transmission pneumatique est construit par Pleyel en 1921. Estimant le résultat insatisfaisant, Wyschnegradsky rejoint, en 1922, les projets de facture instrumentale menés par Willy Moellendorf, Richard Stein, Jörg Mager et Alois Haba à Berlin. Le premier piano en 1/4 de ton sera finalement réalisé à la demande de Haba par la maison August Förster (Tchécoslovaquie) en 1924, retenant les indications de Wyschnegradsky en faveur d’un triple clavier. Par la suite, Wyschnegradsky reviendra néanmoins, en situation de concert, à la solution des pianos accordés à distances modulables (en 1/4, 1/6e, 1/12e de ton), qu’il jugera plus musicale. Les premiers articles de Wyschnegradsky sont publiés dans Nakanounié (Berlin) « Révolution dans la musique » (1922), « Libération du son » (1923) et « Libération du rythme » (1923), ainsi « La musique à quarts de ton » dans la Revue musicale (Paris, 1923). En mai 1923, Wyschnegradsky épouse Elena Benois, fille d’Alexandre Benois, et en février 1924 naît leur fils Dmitri.
Au cours des années 30, ses œuvres sont régulièrement créées. Présenté par José Bruyr, un concert monographique a lieu à Paris, en 1937, salle Chopin-Pleyel, sous la direction de l’auteur. Le programme, comprenant des œuvres pour deux et quatre pianos accordés en quarts de ton, fut salué en des termes élogieux par Olivier Messiaen. Parallèlement, Wyschnegradsky expose les fondements de l’ultrachromatisme et sa conception du continuum sonore dans Une philosophie dialectique de l’art musical (1936, Paris ; réédition Paris : L’Harmattan, 2005) et publie les bases de sa technique musicale dans le Manuel d’harmonie à quarts de ton (La Sirène musicale,1932 ; réédition Paris : Max Eschig, 1980). Des articles paraissent régulièrement dans des revues de musicologie telles que La Revue musicale, Polyphonie, Le Ménestrel, La Revue d’esthétique, – dont une « controverse » entre Wyschnegradsky et Alois Haba, publiée dans La Revue musicale (1937-1938), juste avant la guerre.
Malgré la maladie et la dureté des années de guerre, Wyschnegradsky écrit Prélude et Fugue op. 30 (1945) pour trois pianos accordés à distance de 1/6e de ton et ne cesse d’approfondir ses recherches. Un second concert monographique, donné en 1945 à la salle Chopin-Pleyel, fait découvrir Linnite op. 25 pour voix de femmes et quatre pianos, Cinq variations sur la note UT op.10 et Cosmos op. 28, œuvres créées par Yvonne Loriod, Yvette Grimaud, Serge Nigg et Pierre Boulez. Les années 1950 se caractérisent par la mise en œuvre d’une technique basée sur des structures de périodicité non-octaviante. Explorée dans les Études sur les densités et les volumes op. 39, l’Étude sur le carré magique sonore op. 40, elle se déploie dans des œuvres pour formations orchestrales telles que Cinq variations sans thème et conclusion op. 33 (1951-1952), créée par l’Orchestre radiosymphonique de Strasbourg sous la direction de Charles Bruck, ainsi que les Polyphonies spatiales, op. 39 (1956) pour piano, harmonium, ondes Martenot, percussions et orchestre à cordes, créée en 1981 par le Radio Kammerorkest de Middelburg, sous la direction d’Ernest Bour. Au cours de ces années, Wyschnegradsky achève son ouvrage théorique majeur La loi de la pansonorité (1924-1954 ; Contrechamps, Genève, 1996) : le projet large et radical de « l’ultrachromatisme » s’étend à l’ensemble de tous les sons audibles et se tourne vers une conception non hiérarchique du son, en dehors de tout système sonore établi. L’ultrachromatisme s’applique aussi bien au domaine des fréquences (hauteurs) qu’à celui des durées et des rythmes. Peu à peu Wyschnegradsky explore de nouveaux milieux sonores avec des œuvres telles que Arc-en-ciel op. 37 (1956) pour six pianos accordés à distance de 1/12e de ton et Etude ultrachromatique, op. 42 pour l’orgue tricésimoprimal accordé en 31e d’octave d’Adrian Fokker. Sa réflexion se confronte à la possibilité de nouveaux instruments et à l’électroacoustique et donne lieu à des publications dont « Continuum électronique et suppression de l’interprète » paru dans les Cahiers d’études de Radio –Télévision (Paris, avril 1958).
Durant les années 60, des œuvres de maturité telles que l’Étude sur les mouvements rotatoires op. 45 (conçue en plusieurs versions), Intégrations op. 49 affirment le principe spatial des espaces cycliques non-octaviants. Wyschnegradsky vit dans une relative solitude, soutenu entre autres par Olivier Messiaen, Henri Dutilleux et Claude Ballif. Puis, les années 70 voient une reconnaissance s’affirmer autour de son œuvre : un numéro spécial de la Revue musicale lui est consacré, en 1972, sous la direction de Claude Ballif. Ses œuvres sont jouées en France, en Europe, au Canada, sous l’impulsion de Martine Joste, Sylvaine Billier, Bruce Mather et d’un cercle international de passionnés. En 1978, le cycle « Perspectives du xxe siècle » de Radio-France, produit par Alain Bancquart, rend hommage au compositeur alors âgé de 84 ans, avec la création de La Journée de l’Existence par le Nouvel orchestre philharmonique, sous la direction d’Alexandre Myrat. L’année suivante, Wyschnegradsky reçoit une commande officielle de Radio-France: le Trio à cordes op. 53, bien que resté inachevé, présente en un unique mouvement, l’emboîtement accompli de deux espaces non-octaviants. Invité de la Deutscher Akademischer Austausch Dienst (DAAD) comme compositeur en résidence à Berlin en 1979, il doit y renoncer pour des raisons de santé. Ivan Wyschnegradsky meurt à Paris, le 29 septembre 1979, à l’âge de 86 ans.