L’ascension du T’ai Shan (l’un des cinq monts sacrés chinois) en 1990, m’offrit un avant-goût de toute la sève poétique de la dynastie des T’ang (618-907).
La Nature, chantée par Tu Fu, magnifiée par Li Yü en un « contrepoint de bruits terrestres » et où se répercutent les « échos de pluie étouffés par le vent ».
La Beauté féminine, qui fit s’extasier un antique personnage : « Comment est-il possible que cette vieille terre soit encore capable d’engendrer une pareille fine fleur ? »
Le Souffle rythmique (Qi-yun) qui pénétra tout l’œuvre de Li Po, souvent à peine voilé sous les vêtements d’un vocabulaire à double sens, quand par exemple affleure la fibre érotique du poète qui s’écrit : « Au sourire de la belle s’ouvrent les tresses de perle ».
La Musique de Wang Wei, également poète et peintre. Treize siècle après ce grand ami de Li Po, moi aussi « seul assis au milieu des bambous, je joue du luth et chante à mesure… » Car pour moi aussi « La lune s’est approchée : clarté. »
Outre celle des T’ang, la poésie contemporaine, notamment celle de François Cheng est souvent entrée en sympathie avec mes propres recherches. Et pouvais-je espérer mieux quand, de son côté, cet immense artiste écrit « avoir écouté avec une grande émotion » mes œuvres d’inspiration chinoise ? Comme Cheng, pétri des idéaux des anciens T’ang, « Mon corps devint une véritable citerne qui résonnait au vaste chant de la terre ».
En composant À l’orient de tout, je cherchai à prolonger non seulement cet accord avec la nature ou la beauté féminine (« Est-ce toi reflet et éclat ») mais aussi le souffle rythmique et la polytonie qui animent tous les textes du poète franco-chinois. Ainsi par leur implantation dans l’espace scénique, les trois chœurs dialoguent ou se répondent en de multiples jeux de miroir ou, comme chez Cheng, murmurent dans cet « espace bruissant de vols entre deux feuillages » puis s’estompent ou se recouvrent « entre deux nuages ».
Par ailleurs, ces « voix à distance », cette « basse continue » et d’autres motifs récurrents tout au long de l’œuvre, reflètent (ici comme dans les poèmes) une pensée chère à l’Empire du milieu : une pensée qui dessine l’eau qui s’évapore, forme le nuage qui retombe en pluie… Car tout se transforme en permanence dans les courbures du temps.
C’est dans ce temps qui relie nos diverses expressions, des T’ang jusqu’à nous, que peut surgir notre monde intérieur (qing) et s’élargir, ici ou là, nos paysages extérieurs (jing).
À l’orient de tout est dédiée à Sofi Jeannin et à la maîtrise de Radio-France, commanditaire de cette œuvre.