Les Chansons incas s’inscrivent dans une tradition de l’ailleurs qui prolonge un tour du monde en musique entrepris par Maurice Ravel (Chansons madécasses), Louis Aubert (Poèmes arabes), Maurice Delage (Poèmes hindous), Maurice Jaubert (Chants sahariens), jusqu’à Philippe Hersant (Poèmes chinois). Les poèmes incaïques recensés et mis en musique en 2008 par Philippe Malhaire nous viennent de très loin : d’une civilisation disparue, celle des Incas du Pérou précolombien, d’un peuple caché dans de hautes montagnes, les Andes, qui connut avec ses bardes une tradition orale vivante.
Nombre de ces poèmes sont courts, denses, énigmatiques. Ils fascinent. Ces figures brèves agissent sur l’esprit à la manière de mandalas ou de kōan, « choses » arbitraires ou situations paradoxales dont la signification reste en partie obscure, mais qui favorisent la concentration, stimulent la méditation et peuvent provoquer une révélation brutale – ce que les tenants du bouddhisme zen appellent l’illumination suprême. On peut s’attarder indéfiniment sur chacun d’entre eux, dans l’attente d’une transformation intérieure, du passage d’un plan de connaissance ou de conscience à un autre, plus élevé.
Maints traits rendent cette œuvre originale, peu commune. Chansons plus graves que primesautières, plus aptes à émouvoir qu’à divertir, plus mystiques enfin que ludiques. Dans presque chacune de ces chansons nous sentons l’effort d’exprimer l’indicible, de rendre l’ineffable. Mieux que des paroles bavardes, cette musique nous fait approcher l’Être, l’essence des choses. D’où ces formules musicales qui tournoient lentement, inlassablement autour d’une réalité que les mots maladroits ont peine à appréhender. D’où ces notes indéfiniment répétées autour desquelles se tisse une délicate broderie. Privilège du poète des sons sur le poète des mots.
Délibérément, l’auteur délaisse la tradition musicale incaïque fondée sur la gamme pentatonique et recourt à la polytonalité, procédé compositionnel plus que nul autre à même de transcender le mysticisme de ces poèmes. Il se refuse à l’exotisme de pacotille et se garde bien d’adopter une démarche mimétique, livrant au final une synthèse tout à fait singulière entre musique « imaginée », voir même « fantasmée », et Stimmung, c’est-à-dire l’atmosphère qui émane d’une musique.
Philippe Malhaire est sensible à l’indicible tristesse, à la langueur mélancolique qui se dégagent de ces petites pièces, toutes poignantes, étranges, lourdes de gravité destinale. On cède à l’envoûtement, au charme que créent ces répétitions lancinantes, ces formes esthétiques recherchées, à la limite du maniérisme, ou ces moments d’une grande simplicité.
Jean-Marie Froissart
Sommaire
- 1. Chant des Montagnes
- 2. Chant d’Amour
- 3. Chant de la Pluie
- 4. Chant du Soleil et de la Lune
- 5. Chant du Compagnon
- 6. Chant de la Princesse
- 7. Chant du Bijou