Détachés de tout aspect dramaturgique (contrairement par exemple à Alpaya), les Espaces etnéens se présentent comme de nouvelles études de rythme. Épaulé par le volcanologue Fred Lécuyer j’ai pu sonder un peu plus profondément les entrailles d’une nature aussi riche qu’explosive. Riche de strates et agencements rythmiques toujours nouveaux. Les écrits d’Haroun Tazieff (à qui j’emprunte mon titre) ont quant à eux orienté mes investigations non seulement sur la topographie constamment mouvante de l’Etna, mais aussi sur des instants poétiques quasi fabuleux. Entre laves ruisselantes et fumées étourdissantes, les grandes figures mythiques, d’Héphaïstos et les Cyclopes jusqu’à Amphion et Empédocle, ne cessent de hanter ces lieux.
I – La Bocca Nuova, mouvance métrique
Véritable tuyau d’orgue de 350 mètres de long sur à peine 8 mètres de diamètre, la Bocca nuova, jouxtant le cratère de la Voragine, exhala à plusieurs reprises en 1968 un anneau de fumée, fascinant comme la vulve d’Aphrodite… [La Bocca] délivrait des souffles rugissants, dont chacun dardait verticalement une flamme qui au haut de sa course se divisait, bifide et diabolique, vivante, eût-on dit. Ces souffles, au nombre de dix à quinze par série, se répétaient à intervalles d’une seconde sept dixièmes exactement, régularité déconcertante dans l’univers chaotique, tumultueux et presque démentiel d’un volcan en éruption […]
À l’instar de cette Nouvelle bouche qui métamorphosa les « espaces etnéens » en quelque dix-huit mois, ce 1er mouvement lance des salves qui se scindent en nœuds et ventres, avant de se dilater peu à peu jusqu’à produire une rumeur assourdissante. On peut imaginer Typhon (Encélade) écrasé sous l’Etna exhalant des souffles enflammés et remuant terre et ciel pour se libérer de l’outrage divin.
Les rythmes oscillent entre régularité – à l’instar des éruptions de la Bocca Nuova – quasi apollinienne et sensations plus dionysiaques de pulsations en suspens.
II – Al Val del Bove (il soffio del Gigante), panisorythmies
Des vents d’une extrême violence jouent dans l’immense amphithéâtre du Val del Bove, balayant ses gradins tantôt noirs de magnétite, tantôt rouges d’hématite, avant de s’étendre parfois sur de larges lits jaunes de soufre. Au travers de rafales fluides et ondulantes, le 2e mouvement des Espaces etnéens transforme imperceptiblement ses appuis rythmiques et découvre parmi des brèches de silence, des sonorités stupéfiantes comme le sentiment de précarité qui vous saisit quand se manifestent les divinités chtoniennes.
Comme dans plusieurs motets de Guillaume de Machaut, les périodes rythmiques se répètent (indépendamment des hauteurs et à chaque instrument), y compris quand l’une d’elles semble ici s’effacer dans une zone dynamique et de timbre faible.
III – La Torre del Filosofo, granulation-résonance
La Torre del filosofo, conserve les traces d’Empédocle, philosophe et brillant homme politique (Ve siècle avant J.C.) qui abandonna ses charges et honneurs pour installer un observatoire parfaitement à l’abri des projectiles, sur la lèvre d’un cône proche du sommet de l’Etna. Si aujourd’hui la Torre a disparu sous des monceaux de cendres, en revanche perdure la mystérieuse légende du philosophe qui, fasciné par ce ventre du monde, aurait plongé au cœur du volcan avant de renvoyer ses sandales.
Le calme et les étranges résonances de ces espaces m’a inspiré ces arabesques qui s’étirent comme un rideau de fumées bleutées, sur un fond hypnotique quasi monochrome, serein. Les résonances qui en émergent paraissent venir d’espaces et temps lointains qui obligent l’écoute poussée jusqu’au silence.
IV – Bulles de lave, polymétries
Les jeux phonétiques – sur les seuls noms de volcans – auxquels s’adonnent les interprètes qui superposent leurs tempi, se mêlent aux instruments pour approcher et apprivoiser (?) en les imitant – comme des appeaux – les rumeurs bouillonnantes du volcan.
V – Les Secrets d’Héphaïstos, polyrythmies
Comme la considérable énergie qui anime les diverses strates, du noyau igné jusqu’à la croute terrestre, chaque instrument effectue, ici chacun à son rythme, sa propre trajectoire, tout en contribuant à la cohésion d’un ensemble quasi volcanique lui aussi. J’ai imaginé des polyrythmies capables de rivaliser avec les inventions d’Héphaïstos, le grand forgeron etnéen qui, jaloux de son épouse, aurait réussi à capturer Arès et Aphrodite en leurs ébats, grâce aux mailles invisibles qui les retinrent alors sur sa couche de lave…
Création partielle au Festival Messiaen de La Grave le 15 juillet 2012
Solistes Violaine Debever, piano, Rémi Durupt, percussion
Création de la version intégrale au C.N.S.M.D.P. de Paris le 26 juin 2014
Solistes Violaine Debever, piano, Arnaud Lassus et Yannick Monnot, percussion