L’opéra Sapho d’Antoine Reicha fut créé le 16 décembre 1822 à l’Académie royale de musique à Paris et rejoué onze fois jusqu’au 12 mai de l’année suivante. Nous ne connaissons aucune autre représentation de cette œuvre.
L’action de l’opéra se passe en Sicile. Phaon, ayant délaissé son amante, la poétesse Sapho, veut épouser la jeune Néris, mais il éprouve toujours des remords à être infidèle. Néris le rassure et les deux amants se rendent à l’autel pour consacrer leur mariage. À ce moment, Sapho arrive sur l’île, mais elle est empêchée de débarquer par une bande de pirates. Enfin, émus par les chants de Sapho, les pirates la relâchent. Le prêtre de Junon est sur le point de bénir les noces quand Sapho survient. La cérémonie est interrompue et chacun se sauve. Sapho retrouve Phaon au bord de la mer et le séduit grâce à sa lyre. Voyant Phaon partir avec Sapho, Néris s’évanouit. Phaon hésite ensuite et se détourne de Sapho. Elle le maudit et se précipite dans la mer en se jetant du haut de la falaise. Un orage violent se forme et on voit le dieu Apollon recevoir Sapho comme dixième muse. Le prêtre, interprétant cela comme un geste de réconciliation, marie enfin Néris et Phaon.
Les mélomanes de l’époque, connaissant l’histoire « classique » de Sapho, auraient remarqué quelques changements, tels que l’apothéose de Sapho en Sicile, plutôt que sa mort à Leucade. On peut parler du romantisme de l’œuvre, dont un exemple est l’utilisation de couleur locale : Reicha inclut une barcarolle et une sicilienne (particulièrement appropriée !) pour évoquer la Méditerranée. Trait romantique également, on remarque de multiples chœurs, actifs dans l’intrigue. Parfois, les paroles du personnage Sapho sont des chansons qu’elle compose, comme pour les pirates, mais c’est, bien sûr, la musique de Reicha. Peut-on donc considérer cet opéra comme, en partie, rendant hommage à la musique ? On se rappelle l’œuvre de François Truffaut, La Nuit américaine, un film sur le tournage d’un film. La relation entre la vraie Sapho historique et le personnage Sapho de notre opéra devient même plus compliquée quand d’abord Sapho, puis en réponse Phaon, chante une paraphrase en français de la première strophe d’un poème de la vraie Sapho, celui qui commence par « φαίνεταί μοι κῆνος ἴσος θέοισιν » (« Il me semble égal aux dieux »). Une grande partie du public de 1822 aurait connu ce poème en grec, ainsi que la traduction en latin de Catulle : ils se seraient dit « Sapho chante le poème de Sapho ! ». Moment extraordinaire dans cette œuvre !
D’un point de vue social, Sapho ne fut pas un succès. Les critiques étaient pour la plupart peu enthousiastes. Celui du quotidien Le Réveil doutait que le public soit attiré par une vieille dame courant après son amant infidèle. Dans ses écrits autobiographiques, Reicha pense que le moment n’était pas propice pour son ouvrage, le public ayant « pris le grand opéra en grippe ». Il y avait aussi des difficultés pratiques. Reicha se plaint des changements demandés par l’administration : « Ma musique fut encore à cette occasion abîmée, disloquée, cruellement mutilée. » Néanmoins, le compositeur avait confiance en la qualité de son ouvrage : « Je suis persuadé que Sapho tombé vivra plus longtemps que tant d’ouvrages qui ont réussi de nos jours […] dont plusieurs même ont été portées aux nues. » Nous espérons que nos éditions, de l’ouverture et d’une scène tirée du premier acte, aideront à réaliser la prédiction de Reicha.